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La Nausée : Chapitre 2

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"Excuse-moi » m’a-t-il. « De quoi ? » lui demandai-je, le nez plongé dans un dessin à l’encre de chine, représentant un personnage mi-femme, mi-araignée, arborant un masque recouvert de symboles. « Pour ce matin ». « Quoi ?! Tu me demandes de t’excuser pour les croissants ou pour mon sauvetage d’une noyade sous un déluge d’eau glacée ? ». Il rit. « Non, pour la baffe ». Je le regardai avec une surprise telle que le fou rire nous prit. Effectivement, ma joue et mon oreille gardaient le souvenir cuisant du contact bref de sa main, mais mon âme n’en avait, elle, aucune rancœur. Je lâchai ma plume et vînt enserrer mes bras autour de sa taille. « Je vais passer le week-end chez moi, et comme d’hab’, je passerais voir Arthur ». « Sans problème ».

Je revenais de temps à autres. J’avais conservé mon appart, aucunement résolue à me défaire de cet endroit. J’y avais passé la première partie de ma vie d’adulte. Et il était hors de question que tout ça passe à la trappe. Mes premières toiles recouvraient les murs de l’entrée au salon. Dans la chambre, mes dessins – fusain, mine de plomb et encre de chine – ne laissaient rien deviner de la réelle couleur de la pièce. Dans la salle de bain, un délire d’une nuit sans sommeil mais pleine d’alcool, l’avait vue se transformer en palais des citations : « Je ne cherche pas, je trouve » au-dessus de la baignoire et « Je fixai des vertiges » placardé, évidemment, au-dessus du miroir. J’aimais cet endroit rien qu’à ma pomme. C’est vrai quoi, il y avait de moi dans chaque recoin. Quelques secrets étaient par là dans une boîte en carton aux motifs rouges. Mes photos – celles que j’avais daigné conserver, les autres, je les avais brûlées – placardées dans la cuisine. Joyeux portraits à la graisse ! Mes lettres - à quelques personnes qui avaient comptées dans ma vie – dans la boite bleu nuit avec la lune et les étoiles gravées, dans le placard derrière la porte du couloir. Et mes images découpées dans une tonne de pochettes plastiques à élastiques traînaient partout. Mes vieux pinceaux, rouillés, cassés - incapable de les jeter - restaient là dans leur pots en terre sur le meuble à tiroir. Tout un monde à moi qui n’avait rien à faire dans son appart’ à lui. Il m’avait déjà demandé d’emménager « pour de bon » mais c’était hors de propos. Question d’air. Pour moi. Et aussi, bien sûr, pour Arthur.

Je l’avais choisi, cet appart’, parce qu’il y avait eu assez de place dans la chambre pour ma table à dessin. Le loyer était dans mes moyens de l’époque et surtout, à pieds, je n’étais qu’à 3 minutes de lui. Le poète, le vrai. L’icône. Être à 3 minutes de l’homme aux semelles de vent. Moi qui me voulais artiste, voyons, il n’y avait pas plus grande confrontation. Je l’avais lu au collège comme tout le monde. Sauf que moi, je ne pouvais détacher mes yeux de ses mots « Je-fixai-des-vertiges ». Comment savait-il ? Il les avait lui aussi ? Les abîmes sans fond, le trou au creux de la poitrine, les aurores désespérées à ne savoir qu’en faire ? La tête en vrille et le cœur écrasé ? Et la certitude de ce foutu mensonge ? Putain, je n’étais donc pas tarée. Quelqu’un avait ressenti ça aussi. Et pas n’importe qui. La vache, j’avais 14 ans, et l’urgence était là : fallait que j’aille le voir. Pour lui réclamer des droits d’auteur, il ne pouvait pas comme ça, tranquille, me piquer mes dérives. Sauf que j’avais été hyper nulle dans les négociations. J’avais alors misé sur une collaboration. « Arthur ou la vie vertige », ça sonnait bien, comme le titre d’un putain de livre. Sauf que j’en ai jamais écrit une seule ligne. Tout ce que j’avais pu tracer, c’était un paquet de chemins malfamés, en sa compagnie, toujours le poche dans ma poche. Déclamant ses vers en finissant les miens.

Il faisait froid quand je suis arrivée à la grille du cimetière. Je resserrai mon chèche autour de mon cou, plongeant mon menton dans l’épaisseur du tissu. Je fermai ma veste et entrai. Arrivée à sa hauteur, je pris une clope. Je m’accroupis près de lui, afin de lui parler au plus près. « Salut Arthur, comment tu vas ? ». Il me conta l’Abyssinie et la liberté. L’amour fou. Je lui parlai de l’Univers aux yeux clairs puis de mes dérives, toujours vives, et de mes dérèglements que je ne cherchais même plus. Je lui fis part de l’épisode des chiottes. Cela le fit rire. La nausée, il connaissait. Trop bien. « Ma Belle, prépare-toi au voyage ». Sur le coup, je n’ai pas compris. J’ai juste su que ma nuit allait être agitée.

J’ai dû me relever dix fois. Toujours à éructer dans le vide, l’estomac si tordu qu’il me filait des crampes jusque dans les reins. J’ai gueulé, pleuré et craché contre cette nausée de merde qui me pourrissait mon peu de sommeil. Mais rien à faire, je ne vomissais pas. Je tentai de me rassurer : « Ce n’est qu’un putain de mauvais moment, une fois que ce sera sorti, ça ira mieux. Quelque chose qui n’est pas passé, un truc de bouffe pas frais. Un peu trop d’alcool aussi ». Cette dernière pensée me fit rire. C’était quoi « un peu trop d’alcool » ?

Le lendemain, je décidai d’aller marcher avant de reprendre la route. La fatigue me martelait de partout, mais ne m’avait pas achevée. C’était à ne rien y comprendre. J’ai navigué le long des rues parmi les visages inconnus. Le quartier avait changé, moi aussi. J’avais finalement grandi loin d’ici. Je m’assis à la terrasse du café. J’y avais travaillé des années en arrière. Serveuse. Pas longtemps. Juste le temps que le patron se rende compte que je buvais autant que ses clients les plus distingués. Les ventousés du comptoir. Je les connaissais tous à force. « Hey, vise la descente de la gosse, et sans trébucher une seule fois de tout le service ! ». Ou comment attirer le respect de ces messieurs.

Je commandai. Le soleil, blafard comme un lendemain de cuite, avait du mal à me réchauffer, et j’avais eu la curiosité de goûter à ce thé délicieusement appelé « Bleu Jardin ». J’eus envie de peindre. Plus la moindre envie de vomir. Voilà ce qu’il me fallait, de l’eau chaude, de la peinture. Et surtout, surtout, relire Arthur.